Histoire
Décembre 1968.
« - Je n’y arrive pas »Je laisse retomber ma baguette le long de mon corps avec dépit. Autour de moi, les autres élèves m’observent. Je sens le poids de leur regard, de leur jugement. Qu’est-ce qui cloche chez moi? Pourquoi est-ce que c’est si compliqué pour moi de produire un patronus? J’ai des tas de moments joyeux avec ma famille, pourtant…
La naissance de mon frère, Aron, par exemple. Dès que je l’ai vu, j’ai su que je l’aimerais de tout mon coeur. Ses paroles parfois blessantes n’y changent rien. Tous les petits frères sont comme ça, non? Non, sans doute pas tous, mais c’est le mien et je l’aime comme il est.
Il y aussi… aussi…
« - Il faut que tu penses à un moment où tu as été pleinement heureuse, où tu as ressenti une joie indescriptible »Je le sais, mon prof me l’a déjà dit mille fois, mais j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne parviens pas à trouver un souvenir suffisamment puissant auquel me raccrocher. Je sais que je ne suis pas malheureuse, mais j’ai l’impression que je n’ai jamais été vraiment heureuse non plus.
Je lève les yeux et constate que le reste de la classe m’observe toujours. J’aurais aimé qu’ils disparaissent comme par enchantement.
L’espace d’un instant, je crois distinguer ma mère parmi les élèves. Je tressaille. Non, ce n’est pas possible, elle est au bureau en train d’arrêter des criminels avec bravoure. J’avale une grande bouffée d’air et essaie de me raisonner.
Qu’est-ce qu’elle dirait si elle me voyait dans cette position? Elle m’a appris à être forte en toutes circonstances, et, moi, je ne suis de nouveau pas à la hauteur. Qu’est-ce qu’elle dirait si elle savait que je ne parviens pas à trouver un seul moment de bonheur intense dans ma vie? Je n’ai pourtant pas à me plaindre, j’ai la chance d’être en bonne santé, j’ai des amis et je ne manque de rien.
Tu n’es jamais contente. Voilà ce qu’elle me dirait. J’ai pourtant l’impression d’être facile à vivre et de toujours être d’humeur égale… Mais je dois me tromper.
Si elle savait le manque qui me tiraille parfois la poitrine, elle serait forcément peinée. Derrière sa carapace, je sais qu’elle ne veut que mon bonheur. Il faut que je me taise. Je ne dois pas avouer à voix haute que je n’ai pas d’idée de souvenir.
« - C’est de ma faute, je n’arrive pas à me concentrer »Pendant que le prof me donne des conseils techniques que je n’écoute pas, je me fais la promesse d’enfouir mes doutes. Je ne supporte pas l’idée d’attrister les gens autour de moi.
Je n’ai pas à me plaindre, tout est de ma faute. ***
1972.
« - Tu m’écoutes, Jenna? »La voix de ma meilleure amie me force à détacher le regard des deux garçons attablés juste à côté de nous.
« - Oui oui, bien sûr ! Il a vraiment un sacré toupet de te parler comme ça », dis-je avec le plus de fermeté dont je pouvais faire preuve.
Je n’avais rien écouté, mais les histoires de Carla se ressemblaient toutes, je ne prenais donc pas trop de risques en disant ça.
Elle plisse les yeux, m’observe longuement. Peut-être ai-je dit quelque chose qu’il ne fallait pas? Je m’apprête à m’excuser, mais les plis de son front finissent par se lisser et elle reprend son histoire là où elle l’avait laissée. Bien, comme ça je peux reprendre mon observation silencieuse des deux garçons qui me font face.
L’un est bien plus beau que l’autre, mais comme je suis célibataire, je m’autorise à regarder les deux.
Au bout d’une bonne heure, les deux garçons se lèvent. Ma paille dans la bouche, je peste. J’aurais aimé les regarder encore un peu.
Je manque toutefois d’avaler de travers quand je me rends compte qu’ils ne prennent pas la direction de la rue mais qu’ils viennent vers… moi? Je me tasse sur ma chaise, soudain très mal à l’aise. Je n’ai sans doute pas été assez discrète.
Le plus beau des deux prend la parole.
« - Comment tu t’appelles? »Il ne me parle pas à moi, il s’adresse à Carla. Avec ses longs cheveux blonds, son regard azuré et sa taille fine, elle fait fondre tous les mecs. Je l’ai toujours trouvée bien plus belle que moi. La jalousie me pique, mais je ne dis rien. Je me contente d’adresser un mince sourire à l’autre garçon. On est tous les deux les cinquièmes roues du carrosse.
« - Moi, c’est Quentin, avec un Q »Je ne vois pas d’autres manières de l’écrire mais je souris pour ne pas le vexer.
***
1980.
« - Oh Quentin, comme c’est joli ! »Ma mère minaude devant le bouquet de fleurs que mon copain vient de lui offrir. Elle m’a à peine dit bonjour. Ces dernières années, nous nous sommes éloignées. Elle n’a pas apprécié que je devienne comptable. Elle aurait préféré que je sache me défendre et que je devienne Auror comme elle. Heureusement pour moi, mon père m’a soutenue. Sans lui, je n’aurais pas eu la force de lui tenir tête.
Quentin, lui, bosse au Ministère, avec elle. Elle doit voir en lui tout ce qu’elle ne voit pas chez moi.
Je me dirige vers la salle à manger où la table croule sous la nourriture. Mon frère est avec une blonde que je n’avais encore jamais vue. Pas étonnant, il en ramène une nouvelle à chaque réveillon.
« - Bonjour, je suis Mel »Affable, souriante, je la trouve aussitôt sympa.
« - Jenna, enchantée »Je n’ai jamais aimé le réveillon. C’est toujours le moment où ma mère scrute mes moindres faits et gestes. Cette année, c’est encore pire. Elle ne me lâche pas, et j’ose à peine piquer ma fourchette dans mon filet de dinde.
Je finis par comprendre pourquoi quand mon copain se lève.
Tout va très vite.
Il fait un discours, pose un genou à terre, ouvre un écrin et me regarde, sourire aux lèvres. Derrière lui, ma mère est armée d’un appareil photo. Elle aussi affiche un énorme sourire, mais elle n'en oublie pas de poser son regard insistant sur moi. Même Mel semble heureuse pour moi.
Je suffoque. Ma gorge est tellement serrée qu’elle me fait mal. Je sens le sang quitter mon organisme et ma peau devenir blême. Mes jambes me lâchent. J’entends quelqu’un ordonner qu’on m’apporte une chaise. Je suis guidée dessus malgré moi.
« - C’est l’effet de surprise », plaisante ma mère. Je la connais suffisamment pour savoir qu’elle ne fait de l’humour que quand elle est gênée.
« Après neuf ans ensemble, elle aurait pu s’y attendre »Elle a raison. Encore une fois tout est de ma faute. J’aurais dû m’y attendre mais je n’ai rien vu venir. Et maintenant, c’est trop tard. Des dizaines d’yeux sont suspendus à mes lèvres. Seul mon frère a l’air de n’en avoir rien à foutre. Il ne m’a jamais paru aussi sympathique.
Au bord du gouffre, je m’entends prononcer ces mots que je ne pense pas.
« - Oui, bien sûr que je veux t’épouser »J’ai sauté malgré moi.
Je me force à sourire. Ses lèvres se pressent sur les miennes. Des paires de bras m’enserrent. Des voix me félicitent chaleureusement. Je ne sais pas à qui elles appartiennent. Je me contente de me laisser faire. Je ne suis plus qu’une pelote de laine que les gens s’amusent à passer de main en main.
Soudain, je constate que je suis debout. Cette information m'inquiète étonnamment plus que toutes les choses qui viennent de se passer. Je n’ai même pas remarqué que je m’étais levée, et ça me perturbe. Je mets du temps à réaliser qu'autour de mon doigt, je sens à présent une froideur qui m’est inconnue et à laquelle je devrai m’habituer. Je n'ai pas non plus réalisé que je portais déjà la bague. J’aurais dû réagir avant, lui dire que je n’étais pas heureuse dans cette relation, que je l'aimais mais comme on aime un ami, mais il fait tellement pour moi que je ne me voyais pas lui briser le coeur.
Je n’ai pas à me plaindre. Tout est de ma faute.***
1982.
Je vais avoir 30 ans cette année. Je ne sais pas pourquoi, mais mon âge m'obsède. Peut-être parce que c'est l'âge auquel ma grand-mère a eu ma mère. Je devrais m'y mettre moi aussi. J'ai toujours voulu être mère en plus. Mais quelque chose me freine. J'apprécie Quentin, mais j'ai l'impression que je lui ai déjà tellement donné que je n'ai pas envie de lui donner cette partie-là de moi en plus. Même si ça veut dire me priver de mon voeu le plus cher.
Je n'ai pas le temps d'y réfléchir davantage. Gabriel vient de rentrer au bureau et il entame aussitôt une grande conversation avec mon cousin Esteban. Il est en train de raconter ce qu’il a fait durant sa dernière mission. Il est moins âgé que moi et, pourtant, il a déjà vécu tellement de choses. Bien plus que je n'en vivrai jamais. Parfois, je l’envie. De plus en plus souvent, en réalité. Une part de moi, de plus en plus présente, a envie de vivre toutes ces choses. Les détails sordides qu’il raconte à Esteban ne me font plus rougir, je commence même à les imaginer. J’aimerais bien être une de ces filles-là. Voir ce que ça fait de se sentir vivante.
Lorsqu’il se tourne vers moi, je baisse les yeux sur mon relevé de compte pour éviter que mes joues ne s’empourprent et qu’il devine ce à quoi j’étais en train de penser. Les chiffres, j’adore ça. Ils sont ma
safe place. Ils me permettent aussi de rentrer chez moi le plus tard possible.
« - Alors, ce mariage, ça avance? » Il est appuyé sur mon bureau et arbore un sourire charmeur. Mes pupilles quittent ses mains parfaites pour remonter vers sa barbe. Il me fait craquer. L’espace d’un instant, j’imagine ce qu’auraient été nos vies si je n’avais pas été fiancée. Est-ce qu’il se serait intéressé à moi? Est-ce qu’on aurait pu être ensemble?
« - Elle est nouvelle, cette petite robe? » Je suis contente qu’il le remarque. Depuis quelques mois, je ressens le besoin d’être plus féminine. Je l’ai toujours été, mais je ne l’ai jamais autant été. Je vais chez le coiffeur tous les mois, je me maquille, j’ose des tenues que je n’aurais jamais osé avant. Je me sens bien en prenant du temps pour moi. Ça aussi, ça m’évite de rentrer chez moi trop tôt.
« - C’est ma cousine », proteste Esteban.
Gab lève les mains, comme s’il avait été pris sur le fait. Il est mignon.
« - Tu voudras bien analyser ça? J’y comprends rien et ça me saoule » La bulle que je me suis imaginée éclate. Je reviens sur terre et acquiesce. C’est mon boss après tout. Et je tiens à lui faire plaisir.
La clochette de la porte retentit à nouveau. Louis. Je lève les yeux au ciel et me replonge dans mon travail. Je me suis toujours bien entendue avec tout le monde, sauf avec lui. Ses remarques m’énervent au plus profond de mon âme. Il le sait d'ailleurs. Moins on se parle, mieux je me porte. Mais ça ne m'empêche pas de me défendre quand il m'attaque. Je n'ai jamais osé m'opposer à personne mais, lui, rend ça très facile. Et il faut croire que je ne suis pas trop mauvaise à ce petit jeu-là puisque j'arrive parfois à avoir le dessus et le faire taire.
Je ne le remarque pas tout de suite mais une chouette est entrée en même temps que lui. L’oiseau desserre ses griffes et pose une lettre sur mon bureau. Mon visage s’illumine quand je reconnais l’écriture de Tristan. Je sais que Gabriel n’aime pas que j’utilise des chouettes, mais puisque je ne peux pas produire de patronus, je n’ai pas le choix.
Sur le bout de papier, quelques mots simples.
“J’espère que t’es en forme parce que tu vas devoir me réexpliquer tout mon cours.” Tristan est beaucoup plus jeune que moi, c’est mon élève et, en plus, je suis fiancée. Je sais qu’il ne se passera jamais rien entre nous mais son attention me touche. Chaque moment passé avec lui me fait du bien, et je crois que c’est réciproque. Il se montre de plus en plus tactile avec moi et j'adore ça. Je devrais sans doute le repousser mais je n’en ai pas la force. Egoïstement, je n’ai pas envie de me priver de ces moments. Pour une fois, j'ai envie de penser à moi, même si je me sens de plus en plus coupable. J'ai l'impression de profiter de lui et je sais qu'un jour, je devrai lui dire les choses clairement. Je vais sans doute lui faire de la peine. Encore une fois, tout est ma faute.
J'aimerais savoir rien qu'une fois ce que ça fait de faire quelque chose sans penser aux conséquences.
- Chronologie:
9 mai 1952 : Naissance de Jenna
1959 : Naissance de son frère, Aron
1963 : Entrée à Poudlard
1970 : Sortie de Poudlard - Début de ses études de comptabilité
1972 : Couple avec Quentin
Noël 1980 : Se fiance avec Quentin
Décembre 1981 : Commence à travailler comme comptable chez Sécurisort. Aide à faire la paperasse pour fonder l'entreprise mais n'a pas de part.